L’origine des mythologies du monde entier

witzel origins

 

J’ai toujours été fasciné par les mythes et les légendes. J’ai lu toute la mythologie grecque, les contes de Perrault, de Grimm et d’autres. Je n’ai jamais pu me dessaisir de l’impression qu’il y avait quelque chose « derrière », un sens, une interprétation, une réalité historique peut-être. L’approche psychologisante de l’interprétation des mythes ne par contre m’a jamais attiré ni convaincu. Donc, quand est sorti un livre intitulé « The Origins of the World’s Mythologies« , présenté comme le plus révolutionnaire de ces 25 dernières années par certains journalistes et professeurs, je ne pouvais pas ne pas me jeter dessus.

Comme son nom l’indique, le livre, écrit par E. J. Michael Witzel, professeur de Sanskrit à Harvard, propose rien de moins que de retrouver les mythes originels de l’humanité. Depuis longtemps il a été constaté que certains mythes de peuples situés aux quatre coins du monde présentaient des caractéristiques communes. J’ai parlé dans un article précédent du mythe du Déluge qui est quasi universel, mais il y en a d’autres.

Habituellement il y a deux explications pour ces ressemblances: la diffusion – un mythe originaire d’une région se diffuse petit à petit dans d’autres zones – et « les structures mentales humaines » qui pousseraient les hommes à réinventer indépendamment les mêmes histoires. Cependant, d’après l’auteur, ces explications ne tiennent pas complètement la route. Des civilisations séparées par des milliers de kilomètres et des siècles possèdent des mythes communs et ce alors qu’elles n’ont jamais eu le moindre contact. Et les ressemblances ne se limitent pas à des motifs ou des histoires mais à des mythologies entières jusque dans le détail de leurs structures. Car c’est la découverte que Witzel affirme avoir fait : ce sont des structures complètes de mythes et tout un récit narratif qui se retrouvent dans des peuples dispersés de par le monde. Sa théorie est que ces mythologies découlent d’une source commune vieille de plusieurs dizaines de milliers d’années et ont ensuite évolué chacune de façon indépendante, suivant le même modèle que les langues.

Selon Witzel, les premiers homo sapiens en Afrique, il y a plus de 130,000 ans, avaient une mythologie qu’il nomme « Pan Gean ». Il y a 65,000 ans, un premier groupe d’humains modernes a quitté l’Afrique suivant l’océan indien se répandant vers l’Océanie et l’Australie. Il a gardé et développé sa propre version mythologique (qu’il appelle « Gondwana »), commune à ces hommes et à ceux restés en Afrique noire. Il y a 40,000 ans un autre groupe a quitté l’Afrique en passant par le Moyen-Orient avant de se répandre dans le reste du monde. Ce groupe a développé une mythologie dite « Laurasienne », qui s’est étendue sur l’Europe, l’Afrique du Nord, l’Asie et l’Amérique, avant de se fragmenter en macro-groupes, puis sous-groupes puis en une multitude de versions diverses et variées qui se sont influencées et contre-influencées. La mythologie laurasienne s’est constituée apparemment au moment de la supposée révolution paléolithique qui a vu une soudaine explosion culturelle, technique et artistique parmi les humains – due peut-être à un changement biologique.

Pour reconstituer ces différentes mythologies originelles, Witzel compare les mythologies des différents peuples dans leur entièreté afin d’en retrouver la structure et les point narratifs. Il s’appuie toujours sur les plus anciennes versions disponibles, même si l’écriture est une technologie relativement récente au regard du phénomène qu’il entend étudier. Après tout elle n’a que 5000 ou 6000 ans. Et les textes en question ont rarement plus de 3000 ans et souvent beaucoup moins. C’est évidemment un des points faibles majeurs de sa démonstration et il en est conscient.

Ce qui distingue la mythologie laurasienne – celle de la majeure partie de l’humanité aujourd’hui – des versions plus anciennes porte sur deux points: la focalisation sur la question de l’origine de l’univers et la structuration en un récit complet, selon un ordre précis, avec les mêmes éléments (comme l’oeuf originel, le Père-Cieux et la Mère-Terre, les 4 ages des Dieux, les héros qui amènent la culture à l’homme etc… ) qui va de la création du monde à sa destruction à la fin des temps.

Les mythes « gondwanais » sont plus chaotiques et focalisés sur l’origine des hommes dans un monde préexistant, ou le culte des ancêtres. Quand aux éléments pangéans qu’il arrive à reconstituer, c’est-à-dire, ceux des mythes originaux de l’humanité, ils sont intéressants: l’idée d’un Dieu suprême, mais détaché complètement de sa création, un peu comme le Dieu du monothéisme grec et de la philosophie, des hommes créés à partir de l’argile (et les femmes des arbres), une divinité « truande » qui donne la culture à l’homme, une faute commise (par une femme en général) qui apporte une calamité, le déluge comme punition du mauvais comportement des hommes, et une nouvelle race humaine qui émerge après. La ressemblance avec le récite biblique saute aux yeux, surtout si ces mythes ont bien 130,000 ans.

Aussi étonnant que cela puisse paraitre, Witzel ne semble pas le remarquer, puisqu’il range la Bible dans les récits laurasiens et est persuadé que les Juifs n’ont pu découvrir le monothéisme qu’au contact du Zoroastrisme en Perse pendant l’exil babylonien. En effet, Elohim est un pluriel, donc les hébreux étaient polythéistes ou au mieux hénothéistes – des polythéistes qui ne vénèrent qu’un seul Dieu mais acceptent l’existence d’autres divinités, un peu comme la religion révolutionnaire du pharaon Akhenaton, et si Witzel ne l’écrit pas, on comprend qu’il sous-entend que c’est là l’origine de l’hénothéisme hébraïque.

La thèse du polythéisme originel de la Torah est ancienne mais pas forcément très logique – si Elohim est un pluriel, pourquoi les verbes sont-ils accordés au singulier ? Et pourquoi le texte dit-il « Elohim » et pas « les Elohim » ? Surtout derrière cette thèse se cachent des relents idéologiques assez rances issus des origines antisémites de la critique biblique scientifique. Il était inconcevable pour ces augustes professeurs allemands qu’un peuple de bédouins sortis de l’esclavage aient pu inventer un concept aussi révolutionnaire et radical que le monothéisme pur et absolu d’Israel. Cela ne pouvait venir que d’une grande civilisation indo-européenne (et aryenne) comme les Perses. Le fait est que Witzel semble avoir une passion immodérée pour les indo-européens et a été accusé pour cela de racisme par les nationalistes hindous. Et que sa thèse explique très clairement que l’espèce humaine se divise en deux groupes, les gondwanais, noirs, primitifs, à la mythologie simpliste, et les laurasiens à la peau plus claire et d’origine différente, les premiers à avoir su inventer un vrai récit cohérent, le « premier roman ».

Le récit biblique cadre assez mal avec la mythologie laurasienne en général bien qu’il présente comme elle un narratif ordonné de la création de l’univers à sa fin et Witzel ne semble pas vraiment savoir comment gérer la contradiction à part l’ignorer. Incidemment on apprend que les mythes polynésiens anciens sont incroyablement semblables aux récits bibliques – et que les prêtres y sont appelés « Kahuna », ce qui ressemble à Kohen – mais l’auteur n’offre pas d’explication.

La ressemblance frappante entre le début de la Bible et les éventuels mythes originaux « Pangéans » de l’humanité d’il y a 130,000 ans peut s’interpréter de façons absolument opposées: on peut y voir la preuve que la Bible n’a fait que reprendre de vieux mythes déjà préexistants ; ou au contraire se dire que si les évènements biblique ont bien eu lieu, il serait normal que l’humanité s’en soit souvenue, et normal aussi que ce soient les plus anciens récits que se racontaient les hommes.

Mais revenons à la thèse de Witzel. Pas la peine d’être un grand scientifique pour comprendre que sa prétention à vouloir reconstituer la mythologie des hommes qui vivaient il y a des dizaines de milliers d’années et ce alors qu’il n’y a aucun texte ni aucune trace de ce que pensaient ces gens est légèrement problématique. Il appuie donc sa démonstration sur d’autres sciences: d’abord la linguistique, mais en se basant sur des théories contestées qui cherchent elles-mêmes à reconstituer les anciens langages comme le proto-indo-européen ou même le nostratique, une macro-langue dont l’existence est purement spéculative. Il se sert aussi de la génétique qui permet de suivre les mouvements historiques des populations, et de suivre, selon lui, la diffusion des mythologies. Il reconnait lui-même que les liens génétiques n’impliquent nullement la transmission d’une mythologie avec, mais cela ne l’empêche pas de se baser sur les données génétiques quand même pour démontrer sa thèse. Il utilise aussi l’archéologie et tente d’analyser les peintures rupestres préhistoriques qu’on trouve dans les grottes comme à Lascaux en fonction de la mythologie laurasienne reconstituée. Ce n’est pas la partie la plus convaincante du livre.

Witzel avance des arguments passionnants. Son idée de base semble plutôt frappée du bon sens après tout et il est étonnant que personne ne semble y avoir pensé avant. Sa thèse souffre malheureusement des nombreux problèmes que j’ai déjà évoqué mais aussi d’une mauvaise présentation qui rend la lecture fastidieuse. Le livre n’a pas été proprement édité: outre des erreurs de frappe, les répétitions sont légions, des passages entiers reviennent à quelques pages voire paragraphes d’intervalle, parfois dans la même phrase.

Il se répète mais n’est pas toujours clair. Je dirais même qu’il est confus. Ce qui distingue la mythologie laurasienne de la gondwanaise est flou, parfois contradictoire, et varie au gré des besoins. Il classe ensemble des éléments qui n’ont pas de rapport logique – par exemple l’idée d’un oeuf originel et d’un géant originel, ou d’une montagne – pour lui c’est la même chose, alors que ce n’est visiblement pas le cas. Les structures qu’il croit déceler sont donc assez subjectives et les définitions sont étirées pour correspondre à ce qu’il a besoin de prouver.

Witzel souffre aussi du syndrome de la logique circulaire quand il essaie de prouver sa thèse en citant sa thèse, un peu comme les évangélistes qui veulent vous convaincre de la véracité du Nouveau Testament en le citant. Comme il l’indique lui-même, il ne peut pas être un spécialiste de toutes les mythologies du monde – ses vraies spécialités se limitent à l’Inde et le Japon – ce qui remet en question une bonne partie de son analyse et des correspondances qu’il pense avoir trouvé entre différents systèmes mythologiques. Et quand à la fin il tente d’expliquer le sens de ces mythes originels, se lançant au passage dans une critique ridicule, hors de propos, et infantilo-gauchiste du capitalisme américain, il se décrédibilise plus qu’autre chose.

La question au final est de savoir si des mythes ont pu se transmettre de façon aussi fidèle (dans leur structure de base) et sans support écrit pendant des dizaines de milliers d’années. Witzel pense que oui. Ses arguments sont solides mais purement spéculatifs et au final fondés sur une vision simpliste de la perpétuation des récits. Mais l’éventualité de peut-être toucher du doigt ce que pensaient les hommes d’il y a 100,000 ans et plus est bouleversante et ouvre des perspectives inexplorées. Ce livre, de l’aveu même de l’auteur, n’est que le point d’ouverture d’une nouvelle façon d’étudier les mythes. On verra ce qui en ressortira.

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